N’allez pas croire que tout soit parfaitement tenu sur un Traceur. Il arrive que notre Navigateur néglige certains lieux de sa personne. J’ai découvert l’un d’eux. C’est devenu comme un jardin secret.
Non loin de chez moi vous trouverez, en cherchant bien, une crevasse. Elle se trouve en hauteur, au centre d’un vaste plateau recouvert d’un bois d’arbres colonne. Un épais filet de lianes recouvre le sol criblé de nombreux trous assez larges pour que vous puissiez y tomber. Alors prenez garde. La chute pourrait être brutale, car en fait de sol, il s’agit plutôt du toit d’un sous-sol immense, aux colonnes irrégulières et aux voûtes inégales. Des ruisseaux serpentent entre les monticules qui soutiennent des piliers d’un à trois mètres de haut. Sur les parois, une fougère luminescente illumine faiblement le lieu baigné d’une douce torpeur. Il y règne un silence naturel. Vous n’êtes plus sur un Traceur, plus sur un navire et ses millions d’âmes, plus sur la gigantesque matrice InteBio de toute une galaxie. Vous venez de tomber dans un lieu très loin, à quelques pas d’une maison, près d’une falaise, au bord d’une mer, d’une forêt, d’une steppe. Un partout ailleurs.
Il y fait très chaud. Vous êtes dans les pores de la peau d’une planète. Il faut chercher longtemps pour trouver l’entrée du tunnel. Suivez-le, mais prenez garde aux petits aspics au venin terriblement douloureux. S’ils venaient à vous mordre, votre sonde Farmer sera mise bien à mal. Equipez-vous d’une combinaison peau NT6, ou vous risqueriez de ne pas y survivre. N’oubliez pas qu’ici, l’Abram n’ira pas vous sauver ! Passages inondés, corridors infestés d’insectes tous plus mortels les uns que les autres, éboulements, précipices… et pas un moyen de communication.
Et enfin vous arriverez dans cette salle immense. Une cathédrale d’acier, des pilonnes sans fin, une pluie tropicale permanente, une faune incroyable, inconnue, une lumière dense, une atmosphère plastique à la transparence palpable. Un lieu abandonné de l’Abram, sauvage et libre.
Je pense être le seul à connaître cet endroit que je me suis permis de baptiser, en toute simplicité, le Cœur de l’Abram. Je n’y ai jamais vu d’autres résidents du Traceur ni aucune trace qui puisse laisser penser que quelqu’un y ait déjà séjourné.
On y trouve de nombreux lacs d’eau salée. Je pense qu’elle provient de l’une des mers du Traceurs. D’ailleurs, on retrouve beaucoup de caractéristiques d’autres lieux de l’Abram si l’on observe bien le paysage, les animaux, l’architecture, l’atmosphère du Cœur de l’Abram. Tout cela donne une impression de convergence.
J’ai essayé d’y construire un abri, pour pouvoir y résider un temps, mais rien n’y fait, sitôt quitté, il est systématiquement détruit et mis à bas par des forces qu’il ne m’a pas été donné d’observer. Et ma combinaison, comme par hasard, est toujours défaillante et je ne peux généralement pas rester plus d’un demi-cycle. Après quoi, je me hâte de rentrer chez moi pour sauvegarder ma grille mémorielle.
Et devinez ce qui est arrivé, en fin du cycle denier. Oui, vous l’aurez deviné, toutes mes archives sur le cœur de l’Abram ont disparu.
Je ne pense pas que le Cœur de l’Abram soit le seul endroit de ce type, secret, oublié, laissé à l’abandon. Celui-ci a atteint un certain équilibre et semble vouloir se défendre de toute intrusion prolongée. Ou est-ce encore et toujours le Traceur à l’origine de tout cela… Mais j’aime à penser qu’il n’en est rien, qu’il existe vraiment ici un espace incontrôlé, qui survit envers et contre tout ce que l’on nous a toujours affirmé : le Naviguant a la totale et constante maîtrise de lui-même… Et de nous par la même occasion.
Au fait, surtout, ne cherchez pas à trouver le Cœur de l’Abram. Il va de soi que toutes mes indications pour le trouver sont fausses… Quoique