Expédition, découverte
Lorsqu’un astre repéré par une Intelligence éclaireuse semble offrir quelques garanties pour une éventuelle colonisation, on y envoie une ou plusieurs Orbitales. Ces installations sont spécialisées dans l’étude de faisabilité des projets d’installation compatibles avec cette planète.
Ces stations qui gravitent autour du monde à étudier sont pour la plupart d’imposantes structures de vie pouvant accueillir plusieurs milliers d’âmes. Elles sont généralement placées sous le commandement d’un Servant.
L’une des leurs principales missions est la collecte des données nécessaires aux études d’approbation prédictive qui seront menées par le Traceur.
Il faut tout connaître du nouveau monde. Sa genèse, son histoire géologique, sa faune, sa flore, sa cosmologie, ses interactions avec son environnement spatial et surtout, surtout, ses capacités d’évolution.
Pour rappel l’ensemble des données collectées viendront alimenter l’insatiable appétit des algorithmes de conviction prédictifs qui raconteront les histoires futures de ce monde selon qu’on le laisse à l’écart des Méridiens ou qu’on l’insère dans le grand récit de notre Traceur.
L’étude préliminaire que mène une Orbitale peut durer plus ou moins longtemps selon le contexte et la complexité du monde étudié. Par exemple, si des signes d’évolution vers une vie intelligente sont détectés mais que ces indicateurs restent faibles une simulation anticipée sera très certainement réalisée, histoire de ne pas poursuivre une mission onéreuse pour rien. Rappelons que toute planète susceptible d’abriter une forme quelconque de vie intelligente sera isolée et protégée de toutes les ingérences possibles qu’elles proviennent d’un ressortissant du Traceur ou des descendants de ses colonies.
Illustration : paulchadeisson
Les Orbitales sont donc des lieux d’intenses activités tekeknos. Toutes nos sciences sont mises en œuvre pour comprendre ces nouveaux mondes. Ils sont sans nul doute la plus grande richesse de notre univers normal. Des joyaux d’une valeur inestimable et aussi, si souvent, d’une très grande fragilité. Il n’est pas concevable qu’une simulation de l’avenir d’un monde calculé soit pervertie par des données mal collectées. L’évolution d’une espèce promise à la conscience qui serait contrariée par la présence et le développement d’une colonie impériale serait une faute terrible qui entacherait durablement la réputation et l’honneur du Traceur responsable de cette barbarie.
L’Abram a-t-il déjà été confronté à un tel problème. Non, pas à ma connaissance. Mais souvenez-vous de cette autre histoire qui fit tellement grésiller la Toile à l’époque :
Nous avions découvert l’une de ces perles rares que nous évoquions juste ici, dans ces lignes. Un globe brillant et doré, une surface de quartz aux couleurs de Citrine, une flore minérale, cristalline, des biomes solides, acérés. Nulle trace de développement cellulaire, pas un protoplasme à l’horizon, mais des structures minérales vivantes, des habitats d’améthystes, des monuments de Nacre, d’Onyx. La vie sous sa forme la plus pierreuse, granitique aussi. Les organismes sont faits d’échanges de gaz, de poussières, de combustions, de changements incessants d’états, d’oxydation. Il y a des êtres nomades, mus par des puissances atomiques et il y en a aussi des sédentaires, discrets, camouflés ou affichant au contraire leur puissante constance rocailleuse. Ce monde magnifique n’avait pas fini de nous surprendre.
Au creux de profondes crevasses, loin dans les profondeurs d’un lac de sable, des bouquets de cristaux pulsaient d’une étonnante force gravitique. Et les cristaux de se répondre, d’échanger des informations, de se parler en un langage inédit. Nous avons étudié ce langage, surpris de sa richesse et des idées, des concepts, des paroles échangées. Que diable pouvaient donc bien se dire ces êtres depuis toujours immobiles, enterrés sous des tonnes de sable. Des histoires, des fables, des contes, des chants, des anecdotes et parfois même des spectacles, des pièces de théâtre, des comédies musicales… Quels en étaient les thèmes : l’Ԑ, la force, la matière, l’infiniment petit, l’espace, la beauté, les mathématiques, la pensée… Pour peu que soyez équipé des bons outils pour le percevoir, vous auriez entendu le lac résonner d’une formidable clameur, d’une douce mélopée, d’un sifflement strident, d’un bruissement de conversations feutrées, d’un rire tonitruant. Planète accueillante et peuplée d’une magnifique civilisation à la culture prometteuse. Mais…
Mais la copie simulée de ce monde nous apprit que ces êtres étonnants étaient voués à disparaître dans un proche avenir. L’accélération du monde calculé prévoyait ceci : dans moins de trois cycles longs les pôles magnétiques de la planète s’inverseront avec pour conséquence de priver nos cristaux sentients de leur capacité à communiquer. Coupés de leurs semblables ils retomberont inéluctablement dans leur état inerte, redevenant de la simple matière sans âme, sans complexe C, sans vie.
Et les interminables débats de reprendre. Devions-nous les sauver. Pouvions-nous le faire ? Manipuler les forces magnétiques et gravitiques du Normal est l’un de nos passe-temps favoris. Non, il ne faut pas interférer. Pourquoi ? Les Pensées s’affrontent. Solune déboule et chamboule les lois prévalentes. Les Pensées d’Ԑ clament l’importance de protéger cette forme de vie proche de leur idéal d’évolution. La Pensée d’Evolution si forte, si simple, rappelle les lois de la sélection naturelle. Les Non-Pensées disent tant mieux, installons-nous de suite sur ce nouveau monde libéré de la Colonia Protectiva.
Et l’Abram tranche. C’est son rôle. Il sonne la fin de la récréation et décide. Nous étudierons cette civilisation jusqu’au bout, jusqu’à sa disparition naturelle. Puis elle ira rejoindre le musée des mondes disparus dans le réseau de nos Outres-Mémoires. Fin de l’histoire.
Pas vraiment. Certains ont bravé l’interdit. Ils ont fait preuve de désobéissance. Ils ont mené une expédition, se sont emparés de quelques représentants de ce qu’ils ont commencé à nommer Pierres Orales. Ils les ont installés sur un astre qu’ils ont aménagé, recréant un biome identique à celui de leur planète d’origine. Là, ils pouvaient contrôler à loisir les champs magnétiques et la plupart des paramètres environnementaux de la planète. Ils en firent le cocon idéal pour leurs petits protégés.
L’opération fut un échec. Les cristaux installés sur cet autre monde dépérirent rapidement, leur structure perdit peu à peu de sa complexité, ils passèrent de l’iridescent au transparent. Ils se flétrirent, se fêlèrent même. Puis plus rien. Juste un insoutenable silence.
Les instigateurs de cette tragique opération de sauvetage durent rendre des comptes. Le Traceur les déchut momentanément de leur droit d’assemblée et les condamna à des travaux d’intérêt général.
On dépêcha une Orbitale sur le lieu du drame pour tenter d’en savoir plus. Si cette stupide initiative fut un fiasco elle nous apprit néanmoins une chose étonnante. Elle révéla un lien supplémentaire qui unissait les Pierres Orales : la Sîtuse.
Illustration principale : Pr3t3nd3r