Illustration : Julien Calle
Résumé des épisodes précédents : l’Abram Onéguïne a capturé une lune. Il la maintient en orbite. Les oppositions à ce projet sont nombreuses.
Fais tes bagages
Et c’est parti pour un petit shoot d’étoiles ! Je dois passer prendre Maka. Je glisse sur la déclenche, puis vers la sortie de recours et me voilà suspendu. Juste le normal, la combi et moi. Direction la lune.
C’est la grande cohue depuis que de la visiter est autorisé. Mais Maka et moi on a notre passe spécial fouineur. Une entrée directe au plus près du noyau !
Cette petite dérogation VIP, nous la devons à Greggy. C’est un convaincu du servant Plôn au sein de la même multitude. Et ces deux-là sont de très bons amis. Ils ont fait les quatre cents coups ensemble dès leur premier effondrement. Depuis, ils ne se lâchent plus. De là à savoir comment il a pu me récupérer cette autorisation, mystère. Quand on connaît les tensions qui existent entre notre navigant et les intelligences du servant Solune… Tout me pousse à penser que c’est le Abram lui-même qui a donné son aval pour notre petite excursion. Il est connu pour ce genre d’excentricité. Moi ça ne m’étonne pas plus que cela. Non pas que je pense être un attaché plus important qu’un autre, bien au contraire. Mais je sais que s’il m’a choisi, c’est dans un but bien précis. Moi seul dois pouvoir faire quelque chose à ce stade de l’histoire. Mais quoi, alors là mystère ! Et que m’importe, je ne vais pas bouder mon plaisir, ça certainement pas. Nous verrons bien assez tôt ce que le navigant attend de moi vraiment.
Maka déambule nerveusement sous le porche de sa maison. Elle habite ici depuis moins d’un cycle long. Elle partage cette grande habitation avec deux Intelligences de la même multitude et un Bio. La construction de style gritchien se situe à flanc de colline dans l’interlace du Médéon. Une large terrasse entoure la maison pourtant à moitié dissimulé sous terre. Un escalier invisible relie la porte d’entrée au sas d’accueil. Nous nous y retrouvons, moi tout sourire, Maka rayonnante d’une belle aura pourpre orange. Pour vous la décrire rapidement, vous connaissez les drones rétros des mondes d’argent ? Et bien c’est un peu cela, un dôme énergétique, une ossature mince, élancée, filandreuse, semi-transparente. L’organe d’émotion et centré, ovoïde incrusté au centre d’un magnifique plastron de confinement convexe. Maka aime à se déplacer en marchant et parfois plus rarement en AG. Elle peut pour ce faire escamoter complètement ses deux membres inférieurs. Quand elle fait cela, elle est d’une élégance dingue. J’adore ! La grande classe.
Au cœur de la lune
Nous gravissons la colline qui abrite la maison de Maka en empruntant un étroit escalier de pierres qui serpente sur la pente douce et nous amène à un plateau d’où nous pouvons voir cent mètres plus bas le bord des falaises d’Atraté. L’intelligence Uni Dî d’alias Regarde En Bas et la Bio Orléans Thiès Taime d’alias Allez Je Retourne, deux des trois colocatrices de Maka nous accompagnent, profitant de la balade pour poursuivre une discussion récurrente que nous avons à chaque fois que nous nous retrouvons : « faut-il succomber au charme de la linéarité du dernier méridien découvert, le méridien Bon à Perte qui trace sa voie vers la Berge ». C’est le grand exode du moment. Bruka y a ouvert trois magnifiques portails aller-retour qui permettent à tous de naviguer sur son océan et de rejoindre en moins d’un cycle les mondes les plus éloignés de la périphérie. Déjà tous les intros sont partis, saisissant sans attendre cette chance d’une élégante disparition. Une fin de vie irrécupérable. Pour eux la croisière que leur offre Bruka ne les mènera pas vers une nouvelle étoile mais vers un oubli souhaité. Sous ces espaces-là les sondes Farmer ne peuvent communiquer avec leur Diligente. Impossible pour elles de sauvegarder le complexe C de leur protégé, pas de résurrection d’urgence. Juste une fin, l’épilogue programmé de l’existence très certainement trop longue d’un citoyen, de l’un des nôtres.
Mais il n’y a pas seulement les intros qui ont profité de cette occasion. Les provocs aussi sont sur le coup. Pour eux tout ceci est du pain béni. Un accès à des milliers de nouveaux mondes inconnus où ils pourront découvrir de nouveaux biomes, de nouveaux exo systèmes. Fidèles à leur promesse, leur vocation, ils partageront leurs histoires d’explorations, ils nous enverront les captures exécutables de leurs expériences que nous serons nombreux à nous jouer en seconde voix. Je crois qu’un jour je tenterai leur aventure.
Mais mon équipée du moment n’est pas non plus des moindres. Revenons-y, je vous prie
Nous longeons le bord de la falaise. Haute d’une cinquantaine de mètres, elles plongent dans une mer d’étoiles. Nous sommes à la limite du recours de notre niveau. Là, la falaise s’avance vers le champ de normalisation. La pointe de terre se prolonge par un ponton surélevé dont l’extrémité finit dans le vide spatial. Nous faisons nos adieux à nos amis, ils nous font jurer de revenir vite pour que nous puissions tout leur raconter. « C’est promis » dis-je tout en traversant la fine pellicule énergétique qui nous sépare de l’espace. Ma combinaison se charge de faire la transition. J’active l’AG et m’envole à plus de 1 000 a / tip, Maka à mes côtés, main dans la main. Nous contournons l’embarcadère d’Ossés. À ce cycle il y a foule, plus d’un millier de navires en tout genre patientent dans une jolie pagaille pour obtenir leur autorisation d’accoster à l’un des 300 ponts d’amarrage du secteur. Les routes de prise en charge automatisée sont balisées par des « brillantes », des bouées scintillantes bardées d’avertisseurs lumineux multicolores. Elles s’enchaînent et forment de grands chapelets qui serpentent entre les tours de l’administration portuaire. L’espace est saturé d’une incroyable activité, j’adore cela !
Mais nous prenons du champ… Et de la vitesse. La lune captive orbite a un peu moins d’une seconde lumière de l’Abram. Nous pointons directement sur elle puis obliquons légèrement pour nous insérer dans son orbite ralentissant progressivement pour nous aligner sur sa rotation. Nous survolons un nuage compact de roche composant les nombreux anneaux qui entourent le petit astre. Si nombreux qu’ils en masquent sa surface. Comme une atmosphère de météores, ou plutôt une coquille à la surface grumeleuse et poreuse. Cette surface est étrangement stable. Je ne vois nulle collision entre les roches dont les tailles sont assez semblables. À peu près ma hauteur (1 m 93). Je vois tout de même des mouvements. Comme des écoulements. Oui c’est cela, des rivières de rochers qui sinuent entre des berges d’autres rochers mais sans pour autant les toucher. Des mouvements lents, un brun hypnotique… Parfois, certains blocs se détachent de l’ensemble et tombent vers la lune. D’abord lentement, presque imperceptiblement, puis de plus en plus rapidement pour venir percuter violemment le sol et ils forment autant de cratères. De ces cratères, il y en a partout. Et ils sont tous exactement du même diamètre. Beaucoup se chevauchent, certains plus profonds que d’autres attestent que deux blocs sont tombés au même endroit. Il n’y a pas un mètre carré épargné par cette pluie ininterrompue de météorites. Comment se fait-il qu’il y ait encore autant de rochers en orbite, ça… Mystère. Je me faufile entre les blocs en prenant garde de n’en bousculer aucun, Maka me suit de près.
Passer sous le couvert de cet étrange toit planétaire nous piquons vers le sol qui s’approche rapidement. Des myriades de rayons de lumière percent la voûte rocheuse et font scintiller le fond des cratères vitrifiés. J’incurve ma trajectoire pour partir en rase-mottes et oblique vers les coordonnées que Greggy m’a fournies. La surface est totalement désertique. Le sol semble constitué de petits cailloux pas plus gros qu’une puce barbanne et de brindilles entremêlées, comme un treillis métallique composé de fines tiges cuivrées.
Mon objectif est en vue. Une colline, seul relief jusqu’ici rencontré. Pas plus de cinq mètres de haut. Et à sa base une entrée surmontée d’un fronton décoré d’un bas-relief. Les motifs sont méconnaissables, l’érosion les a lissés, pour ne plus former qu’une surface bosselée. Une porte à doubles battants est grande ouverte. Sa structure en bois semble elle aussi avoir subi les affres du temps. Soit il y a eu autrefois une atmosphère sur cette lune, soit cette porte a été importée d’un autre monde. Autre curiosité, tout le secteur à du moins cent mètres à la ronde semble épargné par les pluies de météorites. Tenez, encore juste à l’instant, nous avons à peine eu le temps de nous retourner pour voir un rocher tomber derrière la colline et s’écraser dans une forte explosion ! Nous franchissons le pas de la porte et pénétrons dans un hall prolongé par un escalier qui se perd dans l’obscurité. Les murs et le plafond sont faits de briques rouges pour la plupart rongées par le temps. La voûte de l’escalier ne donne guère confiance. Je me permets une rapide analyse structurelle. Ma combi m’assure que l’ensemble est solide. Certes l’aventure ne me fait pas peur mais autant s’assurer un certain panache dans la progression de l’histoire. Mourir à ce stade ne serait guère glorieux. Je force une archive de résurrection. On n’est jamais assez prudent. Commence une longue descente. Très très longue descente.
J’alterne entre le vol et la marche. Parfois, le plafond est si bas, qu’il faut se pencher. Ma combinaison rayonne d’un puissant halo lumineux mais là déclivité m’empêche de voir bien loin. À intervalle régulier des pièces sont accessibles via des petits couloirs perpendiculaires. La plupart du temps vides certaines sont cependant encombrées de matériel scientifique installé récemment. Nous rencontrons même une équipe, deux humaines, un ubu et une intelligence. Nous en profitons pour faire une petite pause et discuter un peu. Ils ne sont pas étonnés de nous voir, l’Abram les avait prévenus de notre arrivée. Ils répondent volontiers à nos questions, nos nombreuses questions.
La lune est une coque ou plutôt un œuf. Son cœur est l’embryon d’un totem, une entité triptyque. Celle-ci se développe, naît et vit simultanément dans trois dimensions : l’orbe du Psy, le Supérieur et le Normal. Elle adopte un organisme spécifique dans chaque plan mais reste dotée d’un complexe C unique. Car il s’agit bien d’une entité sapiens-sapiens dotée de très beaux ventricules d’interprétation sentient. C’est également une créature rare. Peut-être pas plus d’une dizaine dans tous les univers connus. Et chose extraordinaire, il en existe trois dans µ32. Il semblerait que Bruka les attire. Les totems peuvent être considérés comme des Bio. Il est possible de communiquer avec eux en utilisant des trames lumineuses. On peut distinguer trois phases dans leur évolution :
- La phase matricielle : un triangle de cordes interdimensionnelles relie trois entités C, chacune présente dans l’un des trois plans du totem. Ces entités ont une variation commune de leur complexe C. Une toile de conscience muette va se développer à la croisée des plans sans que les entités hôtes ne s’en rendent compte. Des trames de pensées vont circuler sur les fils de cette toile et se nourrir par réflexion rebond au contact de chaque hôte. Au centre du triangle va grossir la médulla, le cœur-esprit de l’entité Totem. Une fois arrivé à maturité, celui-ci contacte ses hôtes pour les intégrer à sa phase évolutive suivante. S’ils acceptent ils mutent en l’appendice du totem spécifique à leur univers :
- Un planétoïde dans le Normal
- Un hasard dans l’orbe du Psy
- Une ellipse dans le Supérieur
Si tous refusent, le totem meurt et s’efface du réel. Si seuls un ou deux acceptent alors le totem se développe mais il restera à jamais incomplet. Il existe beaucoup plus de totems incomplets que complets. Ceux-ci ne peuvent pas communiquer, ou tout du moins, n’avons-nous pas encore pu comprendre comment rentrer en contact avec.
- La phase d’observation : les trois appendices vont grandir en parallèle, chacun dans leur plan. Tout événement impactant l’un d’eux sera traduit et appliqué aux deux autres. Si l’un voyage, les deux autres se déplacent également. Si l’un est blessé, les deux autres souffriront de même, mais différemment, à leur manière ? Si l’un vient à disparaître, alors le totem tout entier disparaît. Pendant cette phase dite d’observation l’entité va chercher à se compléter. Il lui faut trouver un quatrième composant, un allié supplémentaire, un être avec qui fusionner pour atteindre sa troisième phase. À ce stade de son évolution, le totem consomme une quantité phénoménale d’énergie pour maintenir le lien qui unit ses trois parties, ses trois organes disséminés dans trois plans différents. Son objectif est alors de migrer entièrement dans l’un de ces trois plans mais pour cela, il lui faut s’unir à un quatrième complexe C. Il va alors parcourir les trois univers à la recherche d’une entité compatible.
- Phase éternelle : si le totem parvient à trouver l’âme sœur et que cette dernière accepte de s’unir à lui, alors les deux autres composants rejoignent le troisième dans l’espace ou cette union se réalise. Et c’est en cela, entre autres magnifiques choses, que le totem se révèle comme l’une des plus magnifiques créations de nos univers. Un totem adulte est l’incarnation de trois plans dans un seul. Une traduction permanente de deux univers dans un troisième.
J’y suis
Et ce que je découvre et bien le début de la phase éternelle d’un totem dans notre réalité.
Nous sommes parvenus au bout de six jours de marche quasi ininterrompue au bout de l’escalier. Une sacrée retraite intérieure. Un exercice d’introspection vertigineux. Un peu éprouvant mais instructif et qui m’a changé, je pense.
Au bout de l’escalier, le vide, un plongeon vers le centre de la lune. L’attraction est forte. Elle augmente d’abord progressivement puis se stabilise. La combinaison compense et ralentit la chute. Nous sommes enveloppés d’un genre de champ de normalisation qui semble provenir du globe lumineux que nous apercevons de plus en plus nettement, là-bas, sphère phosphorescente vers laquelle nous chutons en silence. Maka m’indique que sans ce champ, sa structure et ma combinaison seraient perturbées par les Ԑ qui semblent de plus en plus puissantes alors que nous nous rapprochons du cœur de la lune. La sphère que nous apercevions de loin et maintenant bien visible. C’est un œuf, ou plutôt une matrice semi-transparente dans laquelle palpite ce qui ressemble à un fœtus. L’organisme semble constitué de chair, d’Ԑ, de cristaux et de matière plus ou moins métallique. Il est magnifique. Des veines de fluides argentés ondulent au rythme de trois cœurs d’or liquide. Une structure de résille d’Ԑ dessine les formes curieusement proches de celle de l’Abram ! Des sphères, une dizaine peut être, orbite à la lisière de la paroi placentaire. Des yeux sans doute. En tout cas ils semblent me fixer. Je croise un regard. Je plonge dans la conscience de cet être, ce nouvel être né de quatre consciences, la fusion de quatre complexes C. Et je reconnais l’un d’eux. Je m’y suis déjà frotté. C’est à n’en pas douter les oscillations de la conscience de l’Abram… Notre traceur lui-même.
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