Ce qui restait du Coffee toucha terre au sommet de la pente intérieure d’un vaste cratère ; il y creusa un large sillon avant de sombrer dans le lac de lave en fusion qui bouillonnait en son centre.
Cela faisait trois jours que le vaisseau s’enfonçait lentement dans les entrailles de la planète.
Geor lui avait trouvé un nom à cette planète Ce serait la planète Octa, du système Octa, du secteur Octa.
Il avait trouvé refuge dans le bloc opératoire de l’infirmerie qui possédait son propre champ de normalisation ; désormais le seul encore actif. Le central pilote était mort. Il ne restait plus que M’Attente, l’Intelligence médecin du bord pour tenir compagnie à Geor. Mais l’Intelligence semblait peu à peu régresser, impuissante à combattre les dangers menaçants son dernier patient.
Pour s’occuper, ne pas sombrer dans la folie, ne plus s’enivrer de cette terreur grandissante qui ne manquait de venir lorsqu’il contemplait les globes de lave ruisselante sur les parois transparentes du champ protecteur, pour rester en paix, Geor avait entrepris une analyse de son cru de M’Attente.
« Tu sais que tu sembles plus qu’humaine lorsque tu parles de tes craintes comme tu le fais depuis quelque temps » lui dit-il.
« Ce n’est pas pour me rassurer Geor, nous les Intelligences nous n’envions pas le statut d’humain comme vous vous plaisez à le croire. Nous sommes très bien telles que vous nous avez conçues, nées de l’utopie de VOTRE intelligence, sans inconscience, un seul esprit, des rêves en directs, spectateurs de nous-même à tout instant. Enfin, trop tard pour refaire ton éducation petit homme, petit Bio. »
« Non, effectivement je crois que ce ne sera plus nécessaire » rétorqua cyniquement Geor.
« Pardonne-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire » répondit M’Attente sans trop attendre de compréhension de son compagnon d’infortune.
Geor se laissa aller en arrière et s’adossa à la paroi de sa couchette.
« Laisse tomber ce n’est pas grave. Eh, tu sais ce qui me ferait plaisir ! J’aimerais me faire pousser la barbe, tu vois, un peu comme les colons, une barbe grisonnante. »
« Curieuse envie, mais pourquoi pas. Allonge-toi sur la table, je vais contacter ta sonde Farmer pour lui demander cette petite faveur. Mais il faudra laisser le temps faire le reste. Quant à savoir si elle sera grise… »
Geor regagna, tant bien que mal, le centre de la salle d’opération sur un sol penché.
Une éternité se prolongea… Plus tard, bien plus tard M’Attente rompit le silence pour délivrer une nouvelle inattendue.
« Je capte une info en provenance des relais info pilote, ils sont en cours de réparation. »
Geor resta interdit. La possibilité que quoi que ce soit puisse subsister à l’extérieur du globe vitrifié dans lequel il se trouvait, lui semblait tout bonnement impossible.
« Tu peux m’en dire plus » demanda-t-il à l’Intelligence.
« Il semblerait que le servant armement soit en phase de redevenir opérationnel » répondit M’Attente prosaïquement.
« Dans quelle mesure ? »
« Un instant… Une FDM, trois charges solides et … »
« Et ? »
« Et un process d’autodestruction. Mais il me semble que ce ne serait pas la bonne solution, il propose une alternative sur laquelle il aimerait que nous réfléchissions. »
« Je t’écoute M’Attente, voyons voir. »
« Il dit que si l’on arrive à bien positionner les charges au plus près de la croûte terrestre, aux environs du cratère, leur explosion pourrait provoquer une résurgence massive du magma, qui éventuellement ramènerait le Coffee à la surface. »
Geor éclata de rire. Jamais il n’avait entendu de telles élucubrations venant d’une info tactique. Mais le plan ne pouvait que lui plaire. La perspective d’agir, même s’il s’agissait de courir à sa perte, valait toutes ses tentatives psychanalytiques sur M’Attente.
« Et comment pense-t-il amener les charges ? » demanda Geor.
« Je n’ai plus de contact, je pense qu’il se concentre sur sa tâche. C’est étonnant il n’a pas attendu notre réponse. Je ne suis pas sûre que l’on puisse vraiment compter sur son intégrité. Il doit être défaillant » répondit laconiquement M’Attente.
Le central informatique migra vers l’enceinte du poste médical peu de temps avant l’explosion. Toute l’énergie disponible fut dérivée vers cette zone et Geor s’enferma avec M’Attente dans une des cuves du bloc opératoire pourvu de son propre champ anti-G.
Au terme des préparatifs, le vaisseau ne se résumait plus qu’à une carcasse carbonisée rongée par la lave, écrasée sous la pression d’un océan de magma. Mais au centre de ce dédale de coursives transformées en veine d’un sang de feu, un globe d’énergie narguait les lois de la physique et protégeait ce pour quoi il avait été créé et dompté, la vie du dernier survivant du Coffee.
Geor avait demandé qu’on lui épargne le long compte à rebours. Souvent, durant sa vie de pilote, il lui était arrivé d’entendre un homme ou une machine égrener ainsi les secondes. Dès que la situation devenait un tant soit peu aléatoire, dès qu’une synchronisation des actes et des pensées était requise, dès que la vie ne se résumait plus qu’au chiffre zéro.
Mais cette fois il s’offrit la surprise du moment. Et lorsqu’il arriva, il se dit qu’il aurait préféré savoir…
Ce qui l’effraya d’abord, ce fut la lenteur avec laquelle la sphère anti-G se déformait. Il lui semblait voir des mains géantes tout autour de lui pressaient fortement le globe, tentant d’atteindre un objet au centre d’un fragile ballon de baudruche.
Le volcan s’étrangla et rassembla toute son énergie à expulser l’élément étranger qui, si petit soit-il, avait bousculé le fragile équilibre qui le faisait taire depuis bien longtemps. La gueule du monstre se fissura sur toute sa hauteur, le col rocheux fut transpercé de toutes parts d’un millier d’échardes iridescentes. Roches liquides et blocs de plasma partirent à la rencontre du ciel blanc, la croûte terrestre entourant le cratère ondula furieusement, des crevasses de plusieurs centaines de mètres de longueur zébrèrent le sol pour se refermer immédiatement, comblées par les éboulements monstrueux qu’elles provoquaient.
Alors, une seconde durant, le temps se figea. Un silence voulut émerger du vacarme. Mais cet instant fut court, juste le temps suffisant pour que le machiniste orchestrant cette pièce de fin du monde abaisse le dernier levier. Un pan entier du manteau planétaire se souleva et fut expédié en fragments éparts dans l’atmosphère, mettant à nu une mer déchaînée d’un magma plus écarlate que le sang. Parmi les scories, les bombes volcaniques, les agglomérats de roches et les flots de laves catapultés à plusieurs kilomètres d’altitude, un homme, faiblement protégé par le champ de force défaillant d’une épave de vaisseau, effectuait son baptême de l’air dans le ciel de cette planète.
L’homme rêvait qu’il déambulait sur les trottoirs en cristal de la rue Shazad de la cité d’Irfou sur Omra. Il pensait à la femme qu’il venait de quitter, quand son pied glissa, il perdit l’équilibre, son cœur s’emballa et il s’éveilla.
M’Attente lui avait injecté de puissants stims. Il se sentait nauséeux et en proie à de violentes palpitations. Il descendit de la table chirurgicale sur laquelle il se tenait couché. Cette dernière se trouvait au centre d’un globe de verre refroidit depuis peu, lui-même enterré sous ce qui ressemblait à de la cendre maculée de particules brillantes. Un rayon de lumière perçait l’atmosphère poussiéreuse, provenant d’une cheminée ouverte au sommet de la sphère. M’Attente, immobile, semblait en garder l’entrée.
« En y mettant un peu du mien, je pense pouvoir vous hisser jusqu’à l’extérieur, mais il serait bon de se hâter » lui dit l’Intelligence. « Je ne crois pas que le module médical soit en mesure de maintenir bien longtemps cette issue ouverte. »
« Alors hâtons-nous M’Attente, hâtons-nous… »
Au terme d’une brève ascension dans un puit de deux trois mètres de haut, Geor se retrouva à l’air libre, petit être vivant au centre d’un océan figé de sable noir.