Les Sans Histoire

Nous pourrions croire à l’une de ces civilisations adolescentes pré pubères et boutonneuses en mal d’autorité.

Non, nous parlons plus simplement d’un monde qui n’a pas de mémoire. Une société qui, à l’image d’un animal primitif, ne vit que dans l’instant présent, sans apprendre de son passé. Ce pourrait ne pas être un problème si ce n’était la nature profondément belliqueuse de cette société.

Les Sans Histoire font partie de ces civilisations malades, atteintes de maux dont la guérison n’est jamais assurée. Le Prob Prophète Aba Retir de l’église Obsessif de la pensée Alpha a publié un traité tout à fait définitif sur ces différentes affections affligeant de malheureuses sociétés qui, comme pourrait l’être le Bio rongé par un cancer endémique, ne peut que subir la voie de son propre déclin. Ces maladies sont orphelines. On pourrait s’en réjouir. Seulement, elles sont hélas aussi violentes et destructrices que rares.

Que nous dit donc Abar Retir. Tout d’abord que ces maladies peuvent être recensées et classifiées. Qu’elles sont spontanées, qu’elles ne touchent que les Bio et s’adaptent à la nature de la civilisation qu’elles infectent. On en distingue trois principales :

Le mal des Sans Histoire : celle qui nous intéresse aujourd’hui. Elle se traduit par l’absence d’évolution morale. Ces civilisations peuvent progresser sur tous les fronts de l’évolution Bio, mais pas sur celui de l’humanité. Il en résulte des mondes puissants aux mœurs primitives.

Le mal des Coureurs de Déclin : ce sont des civilisations ultra performantes, des sociétés si matures, si organisées, souvent parfaitement philosophes et inspirées. Elles évoluent à ce point rapidement qu’elle se consume dans leur course évolutionniste effrénée. Elles finissent souvent par s’auto détruire.

Le mal des Basculés : ces civilisations ne cessent d’évoluer pour mieux régresser. Leur histoire est jonchée de cataclysmes, conflits, épidémies et périodes de terreur de toutes sortes. Elles grimpent et redescendent sur l’échelle des technologies mélangeant les niveaux de science à tous les degrés d’évolutions. Il en résulte des sociétés rongées par un anachronisme chronique qui amplifie les inégalités jusqu’à l’explosion révolutionnaire finale.

Pour ce qui est de notre récit, il s’agit bien d’une Sans Histoire que nous avons rencontré. Elle nous avait repéré. Elle voulait en découdre et avait les moyens de nous atteindre.

Nous étions confrontés au premier conflit ouvert de l’histoire de notre Traceur. L’Assemblée Totale s’est rassemblée, a discuté des différentes alternatives possibles. Citoyens, la guerre était sur nos Méridiens.

Remontons au premier contact. C’était à l’aube du Cycle M33. L’Intelligence exploratrice Accadée d’alias Mille et une Feuilles devait prolonger le Méridien Peu Local Mais Bien Proche pour l’emmener frôler le secteur d’Azti. Cette zone n’a… n’avait pas la réputation d’être particulièrement intéressante. Des signaux d’une civilisation balbutiante nous étaient parvenus de l’une des nombreuses planètes sèches répertoriées dans la région mais rien d’extraordinaire. Plus des aboiements de chien de garde que de réelles tentatives de contacts. Le Servant Solune avait tout de même diligenté une mission d’évaluation qui avait rendu un rapport d’attention à propos d’une civilisation NT3 à vétilles 4 et détails 5.

Cette appellation souligne la découverte d’agissements inadéquats avec le niveau moral moyen de cette classe de civilisation et une instabilité sociale chronique entrainant des aberrations historiques spontanées. Pourtant, il ne nous a pas semblé nécessaire d’être plus vigilant que ce que nous sommes d’habitude. Arrogance… suffisance. Nous avions tort de ne pas l’être plus… vigilant. Attentifs aux signes. Curieux. Intrigués de cet arrière son. Ce grésillement malsain que l’on pouvait déjà facilement percevoir. Il provenait de cette planète, de ce ganglion civilisationnel.

Les Sans Histoire se sont révélés bien plus que des orphelins de leur passé. Ils nous ont également montré comment ils pouvaient être cruels au présent, dangereux dans l’instant, féroce immédiatement.

Nous avons vu à l’horizon d’un fin Méridien une brume menaçante. Nous avons froncé les sourcils, plissé les yeux et commencé à discerner notre ennemi. La proue du monstre est apparue. Lentement, puissamment. Un Traceur, un autre Traceur. Une machine totalement impossible. Une ville médiévale jetée dans l’espace. Une aberration de l’univers lancé à l’abordage de l’Abram.

Nous avons dû affronter la machine miroir. À notre suprématie technologique ils nous ont opposé cette même technologie transposée aux temps anciens. Un Abram fait de bois, de toiles, de poutres métalliques, de cheminées de pierre. Crachant des flammes de toutes parts, fumant, brulant presque. Un golem de poussières d’étoiles, un astre prématuré rageant, éructant, déversant des flots d’huile et de goudron dans l’espace et se disloquant sans cesse en une lente et interminable décomposition mi mécanique, mi biologique.  Il aurait pu mourir sous nos yeux avant même d’être vraiment achevé, mais s’était sans compter sur son absolue agressivité qui le maintenait, atroce et si menaçant.

Et l’Abram pris peur, comme nous tous.

Mais l’Abram n’est pas nous. Et son bras armé, si rien ne le retient, est la destruction dont l’adversaire ne peut échapper ni survivre. Et l’Abram a frappé de toutes ses forces. Et l’espace s’est tu. Les Méridiens se sont brisés.

Du haut de nos balcons, nous regardons encore, abasourdis, le vide immense à la place de la vie qui était là… avant. Devrions-nous avoir peur de notre propre Traceur. Devrions-nous ?

Peut-être en pleure-t-il encore, seul, au sommet de la Tour.

Les Sans Histoire ne sont plus. Ils ont disparu sans savoir pourquoi, tout comme ils ne savaient pas pourquoi ils nous ont attaqué. N’apprenant jamais de leur histoire, ils n’ont rien fait pour la transmettre. Nous sommes les seuls à savoir. Certains disent déjà que nous devrions les faire renaître. Nous en avons le pouvoir. Aurons-nous le courage de les faire véritablement à l’image de leurs ancêtres que nous avons-nous-mêmes détruit.

Alors, qu’es ce que cela a réellement changé pour nous, cette triste histoire de sans histoire. Je vous raconte soudain que notre équipée a connu la guerre, alors que jusqu’à présent, vous pouviez croire, selon mon récit que la société des Traceurs était à l’abri des conflits de ce genre.

Certes, nous avons foudroyé notre ennemi. Mais il a pu nous atteindre. En cela il a déjà gagné. Nous sommes morts un peu. Nous avons régressé comme avant, cet avant ou nous pouvions être touché dans notre chaire. Cet avant que nous voulions croire disparu. Comment avons-nous pu penser chose pareille. L’espace est infini et avec lui ses possibilités le sont tout autant. Nous n’avons atteint aucun stade protecteur, aucune frontière qui nous mettrait à l’abri de plus puissants que nous.

Nous sommes dupliqués, sauvegardés, ici et ailleurs. Nous savons voir les plans au-dessus et en dessous de nous. Nous persuadons la réalité qui ne peut plus nous imposer son évidence. Nous sautons d’un lieu à un autre parce que nous l’imaginons. Nous jouons en accéléré l’histoire des mondes que nous découvrons pour fouiller leur avenir en quête d’endroits où aller. Nous côtoyons des Dieux en leur univers et leur parlons avec l’humilité d’égaux désintéressés. Pourrions-nous être inquiétés ? Mais par quoi ? Et bien par la conscience au bout du Méridien. Peut-être pas ce Méridien, mais le suivant… peut être…

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