Insondables ténèbres, que ne m’avez-vous laissé à d’insignifiantes études sur l’optimisation du thésaurus de la bibliothèque itinérante des scoutes orphelins du palais impérial ?
Non, au lieu de cela, vous avez décidé de me précipiter dans la plus terrible aventure qu’il ait été possible de vivre par un malheureux citoyen de classe 6 (et encore… à peine).
Mais laissez-moi vous en dire un peu plus. Zaggedon, le monastère, vous vous souvenez ? Mais si, rappelez-vous. Après avoir eu quelques soucis avec les autorités de l’astroport de « Grande Descendance », pour détention illégale d’une représentation de Katria, je fus obligé de me cacher un temps au sein de la communauté des prêtres Géom. Je devais me faire oublier, tout du moins jusqu’à ce que ma requête auprès d’Admin III (notre Intelligence juge suprême) soit entendue.
Elle le fut. TH Judex (l’autre nom d’Admin) consentit à m’offrir la protection que je lui réclamais. Protection nécessaire pour que je puisse finir mon étude. Mais je devais pour cela céder l’image de Katria. Cela me parut, alors être correct. D’autant plus que j’avais depuis longtemps publié ladite représentation sur la toile.
Je partis donc à destination de Noce, une planète frontalière où je serai admis dans une nouvelle garnison de la division intervention. La perspective de me retrouver dans un environnement NT4 (de faible niveau technologique), sur une planète encore vierge, au sein d’une jeune colonie, avait tout pour me plaire.
Je n’atteignis jamais Noce.
Peu après l’intrusion du Tabron (le cargo marchand au bord duquel je voyageais) en Triche Lumière, je fus pris d’un violent mal de l’espace. Ce fut comme si le vaisseau avait perdu son champ de normalisation et que je me trouvais nu, crucifié au milieu d’un incompréhensible paysage. J’avais l’impression d’être une tête de proue d’un navire lancé à grande vitesse au milieu des follets, des cathédrales et des lames salines de cette espace si étranger à nos esprits.
C’est dans cette insupportable situation que le Tétraèdres m’apparut (par la suite j’ai réalisé, de lui, cette rapide esquisse). Il s’adressa à moi, comme si j’étais un élève attentif, alors que la seule chose à peu près cohérente que je réussis à faire, fut de me vomir dessus, secoué par de violents spasmes. Il me raconta l’histoire de Geor, il m’incita à rejoindre Katria et prononça quelques prophéties au sujet du messie Solune. Mais déjà je n’écoutais plus. Un étrange phénomène réussit, malgré ma nausée, à capter toute mon attention. L’image du Triche Lumière m’apparut soudain comme une délicate tenture animée. Et sous ce drapé, à la limite de mon champ de vision, un petit animal semblait glisser, comme le ferait un petit rongeur sous un drap, cherchant une sortie éventuelle. La créature se figea soudain. À n’en pas douter, elle avait fleuré l’odeur du Tétraèdre. C’est du moins l’idée que je me fis de son attitude. Elle resta immobile comme cela, durant un court instant. Et elle fondit sur sa proie à une vitesse terrifiante !
A quelques distances du Tétraèdre, elle déchira le voile de l’espace et se montra dans toute sa cruauté. C’était en fait un scorpion gigantesque, noir et à la puissance inégalable. Ses deux pinces luisantes s’emparèrent du Tétraèdre qui n’eut pas la moindre chance d’échapper à son funeste destin. L’aiguillon du scorpion frappa huit fois. Au huitième assaut, la solide structure céda, se brisa en trois parties dans une déflagration aveuglante. Je crus percevoir un cri, un cri de victoire… Un cri primitif.
Pour la première fois de ma vie, je venais de voir un vaisseau scorpionnaute en action. Sachez que la légende est bien en dessous de la vérité. Il est inimaginable que l’homme ai pu mettre au point une telle arme. Et bien plus inimaginable qu’elle soit aux mains de ces hommes. C’est du moins ce que je pensais avant de rencontrer l’équipage de ce navire et son capitaine.
À mon grand soulagement nous quittâmes le Triche Lumière pour réintégrer l’espace normal. Notre Tabron fut arraisonné par le vaisseau scorpionnaute et l’on me transféra à son bord. La première sensation qui me frappa lorsque j’ouvris les yeux après ma téléportation fut l’odeur de ménagerie qui régnait dans les lieux. Il devait y avoir pas moi de dix individus dans la petite salle où j’avais atterri. C’étaient tous des scorpionnautes. Et pourtant, bien que l’on ne pût un seul instant, douter de leur appartenance au même corps, tous avaient une attitude et une apparence bien distincte. Tous n’étaient pas humains. Je n’avais vu certaines des races ici représentées que dans d’anciennes archives poussiéreuses. Certains, proche de moi, se tenaient droit et portaient fièrement la combinaison noire à pointes marquée du sceau du scorpion. D’autres, plus jeunes, étaient perchées comme auraient pu l’être des singes méfiants, sur des poutrelles métalliques. Un homme et une femme, couvèrent de peintures de guerre grossières, formaient un couple enlacé, assis à même le sol. Tous deux me fixaient, comme ce qui semblait être leurs frères et sœurs, le faisaient aussi. Il y avait aussi des ombres. Je ne saurai les nommer autrement. Elles étaient là, quelque part, sans que jamais vous ne puissiez les saisir du regard.
Tout ce petit monde dégageait une telle force, une telle puissance destructrice, un tel potentiel de violence, que le fait d’être ainsi le centre de leur attention m’amena illico au bord de l’évanouissement.
Je déglutis, me tordis les mains à m’en casser les doigts, fus prêt à en appeler à la supra protection d’un adminicule, quand il apparut soudain.
Je n’avais pas baissé les yeux, même pas clignait des paupières, et pourtant il était là, devant moi, déjà impatient de ne pas être ailleurs.
Il était entouré de ses proches. Le Bashar Parisse et ses fidèles guerriers de l’apocalypse permanente !
Pour les ignorants (ou les ermites perdus dans leur phare bibliothèque, sur leur astéroïde caillouteux du fin fond de la galaxie), sachez que Parisse et le chef des scorpionnautes, la garde prétorienne de l’Impératrice régnante. On dit de lui qu’il est le dissident anti-impériale le plus dévoué à Shtélani (la dîtes impératrice) … Un mystère en somme. On dit également de lui que c’est le premier casse monde humain.
Il posa sa main sur mon épaule. Ce que j’éprouvais à ce moment je ne le souhaite à personne. Je voulus mourir du plus profond de mon cœur. Oui, je l’avoue, rien ne m’eut fait plus plaisir que d’avoir péri l’instant d’avant si cela eut pu me soustraire à ce simple contact.
Il eut l’air déçu. Peut-être s’attendait-il à trouver autre chose… Mais de me voir là, à ses pieds, souillé et pleurnichant, implorant une quelconque pitié alors même qu’aucune sanction n’avait été prononcée, sembla l’agacer. Je n’ai pas honte de vous décrire mon humiliation, car je sais que ceux qui en rient sont ceux qui n’ont jamais croisé le regard d’un scorpionnaute.
Ils échangèrent quelques sons gutturaux. C’était du Shakopsa, un ancien langage de bataille utilisé jadis par une tribu guerrière qui eut son importance dans notre histoire impériale. Je connais ce langage, je l’ai appris avec J. P. Jarvis en sixième année d’université, plus par jeu que par réelle nécessité.
Ils discoururent ainsi, avec beaucoup de concision, du sort qu’il me réservait. La mort d’un côté, la liberté de l’autre et l’emprisonnement au centre. Leur suffisance, leur arrogance à ainsi disposer de mon existence me fit relever la tête et affronter leur regard. Je pus leur répondre, employant les mêmes grognements rauques qu’eux.
« Du pied qui la foule, la connaissance s’en empare et le brise. »
« Du venin qui la paralyse, la vérité devient roche et perdure. »
« De la haine qui l’ignore, l’écrit se propage… »
Tous deux me regardèrent et après un court instant de surprise, Parisse partit d’un grand rire sonore.
« Et bien Tacine, voilà une litanie contre la peur des plus originale. Il faudra que tu me l’enseignes. » Puis il me tourna le dos et partit, ajoutant avant de disparaître :
« De nos jours, seules ces litanies-là comptent vraiment » Et il ne riait plus.
Je venais de gagner le droit de vivre encore un temps.
Depuis je hante les couloirs étroits, sombres et fonctionnels du vaisseau scorpionnaute. Nous traquons les Tétraèdres de Zaggedon, nous les pourchassons et les tuons sans aucune pitié. Je dis nous car la meute que constitue l’équipage de ce navire fantôme m’a adopté. Mon seul rôle est de leur conter les histoires de mon lutrin et d’écrire leur histoire.
Non, Katria je ne m’éloigne pas de toi. Non Katria, mes trames ne parlent de personnes que de toi. Car maintenant Katria, je sais. Je sais que mon histoire est tienne. Que moi, mes amis, les Tétraèdres, mes maîtres et Parisse même, ne sont que les acteurs de ta vie. Et je sais que, si j’arrive à survivre suffisamment, je te rencontrerai, et que ton secret enfin, sera à tout jamais révélé.